À l’instar de tout ce qui exerce une influence, le jeu vidéo peut avoir une emprise néfaste sur le public dans des conditions bien particulières et de points de vue spécifiques. Mais avant de s’engager dans une réflexion qui chercherait à proposer de nouvelles alternatives à l’éducation, il nous faut d’abord cibler les différents problèmes que pose aujourd’hui le jeu vidéo pour voir se dégager de potentielles solutions éducatives.
Les effets du jeu vidéo sur le joueur : entre violence et désocialisation
En quelques dizaines d’années, le jeu vidéo est passé d’un statut d’activité quasi « underground », réservé aux seuls initiés, à celle de pratique sociale exponentielle1. Selon une enquête menée par Demoskopea, cet objet culturel constitue aujourd’hui la première dépendance technologique devant l’ordinateur et la télévision2. Mais cette dépendance est-elle vraiment l’indice d’une modification comportementale lorsque le joueur ne joue pas ? À cette question, les médias de masse semblent répondre positivement. La violence présente dans les jeux vidéo, principalement les jeux de tir à la première personne, aurait pour corollaire d’entraîner des comportements agressifs3. Ces attitudes naîtraient d’une confusion entre l’espace réel et l’espace virtuel4. Pour les médias se dessine donc une relation causale évidente entre les deux phénomènes. Dans la sphère universitaire, le discours est plus partagé. Deux thèses s’affrontent : la première prône la violence des jeux vidéo comme incubateur de violence réelle, tandis que la seconde nuance ses propos en intégrant cette violence dans un système plus global et complexe5. Il reste en effet difficile d’établir un schéma explicatif commun qui engloberait l’ensemble des individus dans une même grille analytique. Puisque chaque personne possède un rapport bien spécifique au jeu et à la violence, appréhender le phénomène de manière collective risquerait de nous faire tomber dans une impasse. La violence réelle résulte d’une multitude de facteurs exogènes au sein desquels peut figurer l’imagerie violente des jeux vidéo. Il s’agit en fait d’un véritable continuum : l’individu présentant un comportement agressif sera naturellement attiré par les jeux violents6. Ainsi, les personnes jouant presque exclusivement à ce genre de jeux seraient probablement plus susceptibles de commettre des actes violents. Pour exemple, des chercheurs ont mené une étude qui consistait à faire jouer des lycéens à un jeu violent puis à un autre non violent, suite à quoi ils ont conclu que les jeux vidéo violents favorisaient l’augmentation de la fraude et de l’agressivité7. Mais ils ont aussi noté que cet état était particulièrement marqué chez les personnes ayant déjà un haut niveau de désengagement moral8. De ce point de vue, le jeu vidéo peut être compris comme un catalyseur d’agressivité, même si les cas restent relativement rares. Néanmoins, dans les « mondes persistants », c’est-à-dire les jeux où la partie dans laquelle évolue le joueur est perpétuelle, les manifestations de violence sont plus fréquentes9. Se faire dérober ses biens ou détruire ses constructions que l’on a mis des mois à construire virtuellement provoque des émotions bien réelles : le découragement, la colère, voire la haine. Pour palier ce risque, nous pouvons nous demander comment donner au courant vidéoludique une trajectoire nouvelle.
Un second thème récurrent du discours anti jeu vidéo concerne la question de la désocialisation du joueur. Outre son isolement physique devant la machine, l’inquiétude concerne sa perception même des rapports sociaux. C’est la question qu’avait soulevée Patrick Schmoll en 2001 dans son article traitant de l’identité du joueur sur internet10. La virtualisation répétée de l’interlocuteur combinée aux discussions anonymes entretenues avec lui prouvent inconsciemment que l’on peut se passer des autres. Prêter attention à autrui ou côtoyer ses proches peut alors devenir superflu. Finalement, la société peut les remplacer par d’autres, voire même par des algorithmes d’intelligence artificielle11. Lorsqu’ils sont pratiqués avec excès par des personnes fragiles, les jeux vidéo parviennent à les aliéner, à les vider de leur pouvoir social. S’opposent à cette thèse ceux qui prônent le jeu vidéo comme instrument de socialisation, notamment par le biais des jeux en ligne. Dans un ouvrage collaboratif, un groupe d’universitaires canadiens a montré que la participation à ces jeux conduit à mobiliser des processus communicationnels qui entraînent l’apparition de formes de socialisation innées ou construites à travers les mécanismes et les facettes des MMOG12. Selon eux, le goût des joueurs pour la vie publique (l’univers des MMOG devenant alors littéralement un espace public) n’entraîne pas nécessairement l’aliénation de l’individu au groupe, dans la mesure où il
s’accommode au contraire d’une certaine solitude et d’une forme d’instrumentalisation de ses rapports avec les autres joueurs13. Dans un excellent article récapitulant ses expérimentations à partir d’une étude phénoménologique, Patricia Greenfield s’est intéressée au jeu vidéo comme instrument de socialisation cognitive. Selon elle, cet objet culturel, et plus spécifiquement les jeux d’action, « permettent une diffusion sociale de procédés de perception et de connaissance qui, sans être inconnus dans notre civilisation, n’ont jamais été popularisés à ce point14 ». Apparus quasi simultanément dans tous les pays industrialisés (France, Allemagne ou encore Japon), le jeu vidéo constituerait un instrument culturel international et permettrait ainsi de rapprocher les populations à l’échelle mondiale15.
La morale et le jeu vidéo
Tout comme le cinéma, le jeu vidéo est un média massivement influent, mais présentant alors une expérience de jeu particulière en ce qu’il fait s’identifier le joueur au personnage qu’il incarne à l’écran. C’est cet aspect du jeu qui engendre la peur d’une exacerbation de la violence, mais cette violence n’est qu’un élément d’une panique morale beaucoup plus vaste. En effet, quantité de jeux font entrer en compte la moralité de notre société : le racisme, l’infidélité, le mensonge sont autant de notions et d’actes condamnables dans la conscience collective. Ces jeux, qui peuvent être de tout genre, font l’objet de polémiques autant parmi les joueurs que parmi ceux qui ne jouent pas. Prenons l’exemple du jeu Hatred, sorti en 2015, qui a concentré autour de lui les controverses les plus
vives16. Hatred immerge le joueur dans la peau d’un psychopathe qui ne vit que pour tuer le plus de civils possibles, avant d’être abattu par les forces de l’ordre. Le jeu va volontairement à l’encontre de nos valeurs morales pour choquer et marquer un public habitué, selon les mots du studio de création, aux jeux « bien-pensants, très colorés17 ». La narration est dans ce jeu constamment accompagnée d’une violence pure et gratuite. Beaucoup de jeux vidéo mettent pourtant en scène et théâtralisent une violence graphique travaillée, mais rares sont ceux qui vont plus en profondeur et l’orientent uniquement vers des « innocents ». C’est pourquoi ce jeu a tant défrayé la chronique : l’innocence et l’injustice sont au cœur de l’univers diégétique de Hatred en même temps qu’ils sont une composante centrale de nos valeurs collectives. Pourtant, le cinéma met bien plus souvent en exergue ces scènes de violence gratuite, sans pour autant engendrer autant de débats. Ce qui pose problème dans le jeu vidéo, c’est la notion d’agentivité qui lui est associée. Elle favoriserait le risque d’un désengagement moral, c’est-à-dire la capacité à se convaincre que, dans une situation particulière, les principes éthiques eux-mêmes ne s’appliquent pas18.
Un deuxième exemple, plus connu, vient étayer cette panique morale provoquée par le jeu vidéo : Grand Theft Auto. L’exemple de ce jeu est plus parlant car il ne se focalise pas uniquement sur la violence, il fait entrer en compte un grand nombre d’actes jugés immoraux. Aussi le profit, la drogue, la résistance aux forces de l’ordre et l’irrespect de la femme dominent-ils dans la narration. Ce jeu encourage, par sa mise en récit, un comportement qui va à l’encontre du système établi et des lois en vigueur. La plupart du temps, le joueur peut malgré tout choisir de ne pas tuer ou voler en se déplaçant d’un point A à un point B, mais certaines séquences ne lui laissent pas le choix s’il veut poursuivre l’aventure. La question est de savoir si ces actes virtuels peuvent être projetés sur le réel. Comme nous l’avons dit précédemment, la prédisposition d’un joueur à la délinquance est un facteur à prendre en compte dans le passage à l’acte suite à l’influence qu’a exercée sur lui le jeu vidéo. À Lyon, un adolescent de 13 ans brûle plusieurs voitures et avoue « qu’il faisait comme dans GTA » aux policiers19. En 2008 à New York, six adolescents sont arrêtés après plusieurs vols de voitures et rackets20. Ils ont ensuite affirmé que le jeu GTA les avait inspirés. Même si ces cas demeurent très rares et que la frontière entre le virtuel et le réel est pour la plupart des joueurs parfaitement discernable, le risque existe bien et ne peut par conséquent être ignoré.
La politique et le jeu vidéo
Si certains effets des jeux vidéo sont dénoncés comme néfastes pour le comportement des joueurs, il faut également regarder de l’autre côté du miroir, du côté de leurs créateurs. Car derrière les apparences ludiques se dissimule parfois une idéologie prononcée21. En témoigne America’s Army,
sorti en 2002, développé par l’armée américaine et téléchargeable gratuitement sur internet22. Le jeu, qui a trouvé 8,5 millions de joueurs, glorifie la violence exercée au nom des États-Unis23. Plus grave encore, en acceptant les termes d’utilisation et le contrat de licence, un joueur permet aux cartes qu’il a complétées de devenir la propriété de l’armée américaine. Ces cartes sont utilisées en conjonction avec un tracker en ligne que l’armée a développé afin de recueillir une image claire des situations de combat auxquelles le joueur excelle. Ces informations sont ensuite stockées dans une base de données gérée par l’armée. L’un des développeurs du jeu a déclaré que les joueurs qui se distinguaient du reste pouvaient recevoir un courrier électronique de l’armée les invitant à s’informer sur son recrutement. Si l’armée n’a pas communiqué de chiffre précis sur son nombre d’enrôlements, elle a néanmoins affirmé que ses objectifs avaient été atteints. À l’instar de chaque média d’influence, le jeu peut être parfois utilisé pour véhiculer une idéologie particulière et faire adhérer l’utilisateur à un système de valeurs spécifique. Dans cette perspective, l’agentivité du jeu vidéo constitue plus que jamais une menace. Car elle se mue alors en un instrument de propagande et d’enrôlement : elle est ce qui permet au joueur d’apprécier l’expérience virtuelle et ainsi de vouloir la reproduire dans le réel.
Perspectives d’amélioration
Au regard des différents problèmes précédemment mis en lumière, des solutions éducatives pourraient être déclinées sous plusieurs formes et dans plusieurs cadres. D’abord dans le milieu scolaire, 78% des parents souhaitent que soient dispensés en classe des cours d’éducation numérique en général24. Mais pour le jeu vidéo, la question est plus complexe. Nous avons vu que les risques de violence concernaient un groupe restreint d’individus, prédisposés à accueillir l’influence de
l’imagerie virtuelle. Les cours d’éducation numérique mis en place doivent donc sensibiliser l’ensemble des élèves à ce risque pour le limiter. Rappeler l’épaisseur de la frontière entre le monde réel et le monde virtuel est primordial car elle n’est pas nécessairement évidente pour chacun. Ironiquement, utiliser le jeu pour prévenir ses effets dangereux pourrait être une solution efficace. Regardons du côté des Serious Games, qui visent à transmettre un savoir, mais aussi une morale, par l’intermédiaire du jeu. C’est par exemple le cas du Sérious Game « Stop la violence ! » qui propose aux joueurs d’incarner un élève qui découvre peu à peu les manifestations du harcèlement dans un collège25. Trois situations de harcèlement sont mis en scène : la rumeur, la discrimination et le racket26. L’élève devient alors l’acteur de son propre apprentissage puisqu’il doit enquêter, rassembler les indices et donner sa version des faits27. Nous pourrions envisager de mettre en place un système similaire, où l’apprenant incarnerait un enfant qui, par l’effet des jeux vidéo, présenterait une attitude de plus en plus violente envers son entourage.
Le problème de désocialisation que peut provoquer le jeu pourrait trouver son traitement dans le cadre familial, où l’autorité parentale a la capacité de restreindre le temps de jeu de l’enfant. Dans le cas où le joueur serait plus âgé, la question est plus complexe car il n’est alors plus soumis à une autorité quelconque.
Certes, jouer au jeu vidéo implique un retrait vis-à-vis des codes sociaux ordinaires. Mais le procédé s’est tellement popularisé qu’il a fini par faire émerger une véritable communauté qui possède ses propres codes et une façon bien spécifique de communiquer. Les jeux en ligne, les plateformes de streaming où les joueurs peuvent se réunir, discuter, se regarder jouer en direct (ex : plateforme Twitch), constituent autant de nouvelles formes de socialisation. Il existe naturellement toujours des risques de désocialisation, mais rappelons que dans la très grande majorité des cas le joueur a véritablement le sentiment d’appartenir à un groupe social et souhaite en développer les usages.
Dans la mesure où nous ne pouvons interdire aux créateurs de laisser libre cours à leur imagination qui peut parfois aller jusqu’à l’influence idéologique et politique, il s’agirait d’informer massivement les populations que tout ce qui est véhiculé par les jeux vidéo n’est pas toujours purement ludique et innocent. Dans le cadre parental comme scolaire, la discussion doit êtrerecherchée afin d’apporter un regard et un recul critiques du joueur sur la situation virtuelle à laquelle il est confronté.
Si plusieurs pistes d’amélioration peuvent être suggérées, rendre les jeux vidéo inoffensifs reste malgré tout impossible à assurer. Car les solutions potentielles ne résultent pas d’un traitement collectif, aussi efficace soit-il. Dans la mesure où les actions d’une personne relèvent de sa structure mentale, façonnée par son éducation, son rapport aux autres ou encore bien d’autres facteurs, ces solutions doivent nécessairement être appliquées au cas par cas, dont seul le cadre parental peut donner vraiment d’efficacité. Mais ce dernier n’offre qu’une ligne de conduite au joueur, qu’il a le choix de suivre ou de transgresser.
Joris Astier
Bibliographie
Ouvrages
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Articles
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Articles médias
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https://jesuisungameur.com/2016/11/26/isolement-violence-socialisation-jeux-video/
http://www.france24.com/fr/20150602-hatred-jeux-video-simulation-tueur-serie-steam-pologne-extreme-droite-violence-polemique-pc
http://sante.lefigaro.fr/actualite/2013/12/11/21677-limpact-dun-jeu-video-violent-immoral
https://www.senscritique.com/liste/Controverses_polemiques_scandales/248087
http://www.liberation.fr/ecrans/2007/07/04/l-us-army-joue-un-peu-trop-le-jeu_957753
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https://www.stoplaviolence.net/presentation-serious-game
http://www.serious-game.fr/stop-la-violence-un-serious-game-pour-sensibiliser-contre-le-harcelement-a-lecole/